dijous, 11 d’agost del 2016

Des créateurs contre la barbarie. Les écrivains et la guerre d’Espagne.


http://www.monde-diplomatique.fr/1997/04/SANZ_DE_SOTO/4705




IL y a soixante ans, le 26 avril 1937, au cours de la guerre civile d’Espagne (1936-1939), la petite ville de Guernica, foyer des libertés basques, fut détruite par l’aviation franquiste. C’était la première fois, dans l’histoire militaire, qu’une agglomération civile était entièrement rasée par un bombardement aérien. Le monde entier en fut ému. Le peintre Pablo Picasso, bouleversé par ce meurtre de masse, réalisa dans les semaines qui suivirent la célèbre toile que l’on considère comme son chef-d’œuvre et l’un des sommets de la peinture du XXe siècle. Mais ce furent surtout les écrivains, espagnols et étrangers, qui réagirent à cette tragédie, laquelle faisait suite à l’assassinat du poète Federico Garcia Lorca. De partout, les plus grands d’entre eux (ainsi que beaucoup de cinéastes) vinrent en Espagne, quelques-uns pour soutenir le fascisme, la plupart en solidarité avec la République et les libertés.
Amaintes reprises, il a été dit que la guerre d’Espagne (1) avait réveillé les consciences endormies d’une Europe indécise. Les consciences étaient-elles si endormies ? L’Europe à ce point indécise ? Le Vieux Monde, au milieu des années 30, paraissait plutôt inquiet face aux vociférations politiques hitlériennes qui intimidaient terriblement mais semblaient irréelles.
Sans préavis, les vociférations se turent et la guerre d’Espagne commença. Et alors, le silence et l’attente de ceux qui devaient se porter au secours de la République espagnole enveloppèrent le conflit. Cette trahison des démocraties réveilla les consciences. Le moment était venu, selon les intellectuels du monde entier, de convertir la conscience en expérience (2).
Au cours de cette conflagration atroce, le communisme comme le fascisme, les utopies anarchistes comme le catholicisme le plus réactionnaire révélèrent leur face véritable et tragique... Cette secousse engendra une soif irrépressible d’expression littéraire. La guerre d’Espagne devint, alors même que le conflit n’était pas achevé, un thème romanesque dans les principales littératures occidentales (3).
En France, il y eut une réaction instantanée de la part de quelques intellectuels. La nouvelle du soulèvement de l’armée espagnole, le 17 juillet 1936, était à peine connue qu’une femme quasi myope, avec des verres de lunettes dont la grosseur surprenait, et sans la moindre connaissance de stratégie militaire, encore moins de l’usage des armes, se rendit sur un front improvisé d’Aragon (là où se passe l’action du film de Ken Loach, Land and Freedom) et réussit à monter sur place une brigade de vingt volontaires français, italiens, bulgares et espagnols. Cette femme, riche, de très haute stature intellectuelle, juive, très proche du christianisme, qui avait failli mourir prématurément en Angleterre alors qu’elle fuyait la persécution nazie, est l’un des plus grands penseurs français du siècle, Simone Weil.
Peu après, alors que le gouvernement républicain n’avait réagi que de façon confuse au soulèvement du général Franco, André Malraux, à ses risques et périls, se présentait devant le président Manuel Azaña et lui faisait part de son intention de créer une escadrille aérienne, composée de pilotes volontaires. La raison de ce geste ? « Je suis convaincu, écrira-t-il, que les grandes manoeuvres du monde contre la liberté viennent de commencer. »
De son expérience à la tête de cette escadrille naîtra un roman exemplaire : L’Espoir. Malraux y évoque une réalité concrète tirée de son vécu. Il accomplit le fameux désir de tout écrivain en parvenant à traduire littérairement des faits réels.
Au printemps 1937, coïncidant avec la destruction de Guernica, paraît donc L’Espoir. Ce roman si précoce, l’un des premiers écrits sur cette guerre, reste sans aucun doute celui qui résiste le mieux au poids du temps. A son propos, le grand romancier cubain Alejo Carpentier, lui aussi présent en Espagne à cette époque, a dit : « La conscience du héros de Malraux, dans L’Espoir , est une action qui n’obéit à aucune limite et qui n’en aura peut-être jamais : là réside son bien- fondé. »

Paul Claudel et l’Ode à Franco

La recherche des limites et de la vérité fut particulièrement conflictuelle chez les écrivains catholiques français. La guerre surprit Georges Bernanos et sa famille à Palma de Majorque, aux Baléares. Dans cette ville tenue par les franquistes, Georges Bernanos, en tant que catholique, éprouva d’affreux problèmes de conscience en constatant que, au nom de la croix et d’une soi-disant « croisade », on fusillait de purs innocents. Son livre Les Grands Cimetières sous la lune (1938) témoigne de cet « état d’âme ».
Georges Bernanos, de même que François Mauriac, ou encore Jacques Maritain, tous trois grands intellectuels catholiques, furent censurés et interdits sous le « très catholique » Franco. En revanche, écrivain catholique français en accord avec le franquisme, Paul Claudel fut l’auteur d’une lamentable Ode à Franco.
Deux autres écrivains collaborèrent ouvertement avec l’Allemagne nazie et eurent une fin tragique. Il s’agit de Robert Brasillach et de Pierre Drieu La Rochelle.
Robert Brasillach s’exprime avec une exaltation tristement pitoyable, semblable à certains écrivains espagnols fascistes de ces années-là, comme Rafael Garcia Serrano , auteur de Eugenio o Proclamacion de la Primavera. Les titres des livres de Brasillach - Les Cadets de l’Alcazar (1936), Le Siège de l’Alcazar (1939) - traduisent le ton enthousiaste du défenseur du franquisme. Son meilleur roman, fruit de son « fascisme romantique », fut Les Sept Couleurs (1939). Incarcéré à la Libération, clamant ses idéaux fascistes un peu primitifs, il fut fusillé en 1944.
L’œuvre de Pierre Drieu La Rochelle, auteur de ce petit chef-d’œuvre (si prophétique) qu’est Feu follet (1931), paraît de qualité bien supérieure. Son roman le plus trouble est sans doute Gilles (1939). Le protagoniste, un « chrétien par ennui », pense qu’il faut, devant le spectacle si triste et si ridicule d’une bourgeoisie se noyant dans ses propres fausses valeurs, ressusciter l’antique et « mystique d’Europe » par la voie la plus directe : le retour aux nationalismes. Comment un auteur de la sensibilité de Drieu put-il tomber dans un piège aussi lamentable que celui des nationalismes ? Il se suicidera en 1945.
L’autre pays d’Europe où la guerre espagnole suscite un intérêt immédiat est la Grande-Bretagne. Le grand poète Stephen Spencer note dans sa Correspondance : « L’Angleterre nous apparaissait comme une masse aussi puissante qu’inerte. Nous pressentions, sans raison apparente, sa décadence. Nous étions las. Nous avions vécu les années d’université comme un luxe inutile. L’université ne nous avait servi qu’à rencontrer d’autres gens emprunts d’une lassitude et d’une fatigue semblables, avec le désir irrépressible de se convertir en dissidents ; mais dissidents de quoi ? De tout et de rien. Nous nous faisions appeler communistes, mais nous ne saisissions rien à des discours qui se voulaient intellectuels mais n’étaient que purs galimatias. Excepté sur un point : nous étions fort préoccupés par le flirt à demi voilé qu’entretenaient certains de nos politiques avec Hitler. Jusqu’aù jour où la guerre d’Espagne éclata ; nous avons alors pensé que notre horizon s’éclaircissait. C’est ainsi que tout a commencé... »
Selon l’historien Hugh Thomas, il y eut deux mille trois cents combattants anglais dans la guerre d’Espagne ; entre 1936 à 1939, ils écrivirent quelque sept cent trente romans, recueils de poèmes et récits pour la presse... Cela conduisit Hugh Slater à qualifier ce conflit de « guerre d’écrivains ». Et Hugh Ford parlait de « guerre de poètes » ( A poet’s war). En effet, certains des plus grands poètes anglais contemporains sont liés à cette guerre. En tout premier lieu, W. H. Auden et son long poème Spain, publié en 1937, qui donne le départ à la poésie anglaise moderne, engagée et combative.
A la suite d’Auden : Stephen Spender, Louis Mac Niece, Roy Campbell (lequel, curieusement, choisit le camp franquiste). On citera aussi Julien Bell, fils du critique d’art Clive Bell et de la peintre Vanessa Stephen, soeur de Virginia Woolf, et qui fit partie de l’école poétique de Bloomsbury. Julien Bell mourut en conduisant une ambulance durant la bataille de Brunete. Ainsi que son ami, le jeune poète John Cornford, fils de la poétesse Frances Cornford et de l’illustre professeur de Cambridge E.M. Cornford.
Parmi les romans, documents et mémoires publiés durant les premières années du conflit, il y en eut beaucoup écrits par des femmes. En premier lieu Storm over Spain (Tempête sur l’Espagne), de Mairin Mitchell, catholique irlandaise, favorable aux séparatismes ; Search Light on Spain (Plein feux sur l’Espagne), de la duchesse d’Atholl, aristocrate favorable aux communistes ; Death in the Morning (Mort à l’aube) et The Painted Bed (Le Lit peint), deux romans de Helen Nicholson (baronne de Zglinitzki), complètement pro-franquistes ; Authors take Sides (Les Auteurs choisissent leur camp), de Nancy Cunard, millionnaire excentrique, héritière de la Cunard Line, favorable à la République ; Dancer in Madrid (Danseuse à Madrid), de Janet Reisenfeld, épouse du cinéaste de gauche espagnol Luis Alcoriza, scénariste de Luis Bunuel et réalisateur d’importants films mexicains... Tous ces romans furent publiés entre 1937 et 1938.

Arthur Koestler et George Orwell

Les plus remarquables témoignages sont ceux de deux grands poètes : The Strings were False (1966), de Louis Mac Niece, qui nous donne une vision très exacte, complexe, de l’Espagne déchirée ; et un livre fort curieux : les mémoires de Stephen Spender, World Within World (Un monde à l’intérieur du monde), de 1951, dans lesquels Spender raconte comment il a passé toute la guerre d’Espagne à chercher son amant homosexuel, déserteur des Brigades internationales...
Mais, indiscutablement, les principaux représentants des lettres anglaises intimement liés à la guerre d’Espagne sont Arthur Koestler et George Orwell. Arthur Koestler enveloppait sa personne d’un halo particulier et mystérieux, qui créait chez le lecteur un désir irrépressible de lire ses textes. Avec Ilia Ehrenbourg, il est l’un des deux plus grands journalistes-écrivains du siècle.
Arthur Koestler, d’origine juive hongroise, fut envoyé à Paris par le Parti communiste soviétique. Et de Paris il ira en Espagne, officiellement comme journaliste. Lorsque les républicains battent en retraite à Malaga, Koestler, inexplicablement, reste dans la ville andalouse où il est fait prisonnier par les franquistes. « Un prisonnier très particulier », dira le général fasciste Queipo del Llano, qui usera de toutes les tortures pour lui arracher une confession cohérente. Le gouvernement anglais intervient alors et, à la surprise générale, obtient sa libération. De cette expérience naîtra l’un des ouvrages les plus célèbres sur ce conflit : The Spanish Testament (Un testament espagnol), publié en 1938.
Dans ce livre, qui eut de formidables répercussions, Koestler définira le conflit d’Espagne comme « une guerre faite de tragédies et non de batailles ». Il raconte comment, en se voyant confronté à la mort jour après jour, sous la torture du général-bourreau, il a rencontré la liberté. Ses idéaux communistes lui apparaissent soudain manichéens et primaires. Dès sa libération, il prendra la décision de rompre avec le Parti et de commencer l’apprentissage de la solitude. Alors démarre sa période anticommuniste. Il renie son œuvre antérieure, réécrit même le Spanish Testament ; et obtient, dans l’Espagne franquiste, un succès très particulier avec Darkness at Noon (Le Zéro et l’Infini), publié en 1940.
George Orwell, auteur de Homage to Catalonia (Hommage à la Catalogne), 1938, a inspiré au cours du temps un indiscutable respect. Une fois le fascisme, le communisme et l’anarchisme libertaire disparus d’Europe, son livre acquiert une portée symbolique. Il fut l’ultime cri désespéré pour la survie de la liberté. C’est ainsi que les Britanniques, en particulier, le considèrent aujourd’hui. La preuve en est le succès obtenu par Ken Loach avec son film Land and Freedom, adaptation du livre d’Orwell.
A son arrivée en Espagne comme volontaire, George Orwell s’enrôle, un peu par hasard, dans les milices du POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste). Et là ses idéaux deviennent réalité. Très vite, il se convainc que le Parti communiste est la principale organisation contre-révolutionnaire. Il affirmera : « Le gouvernement républicain craignait plus la révolution que les fascistes. » A Barcelone, communistes et anarchistes s’entretuaient, et George Orwell en arriva à la pessimiste conclusion que l’unité de la gauche était impossible « à cause de la nature même de la gauche ». Malgré ses désillusions, Orwell considéra que la guerre d’Espagne avait un objectif central, aussi sacré qu’inaliénable : la liberté.
Aux Etats-Unis, lorsqu’éclata la conflagration espagnole, une ferveur sociale authentique émanait déjà de la littérature nord-américaine. Elle était surtout palpable chez des auteurs comme John Dos Passos, Richard Wright ou John Steinbeck. Les membres de la League of American Writers, dans leur immense majorité, étaient d’ardents défenseurs de la République espagnole. Ils encouragèrent nombre de leurs compatriotes à s’enrôler dans la mythique brigade Lincoln qui devait se couvrir de gloire au front. La presse, en revanche, ne soutint pas la République agressée ; la puissante chaîne Hearts (le Citizen Kane, d’Orson Welles) dénonça constamment, tout au long des hostilités, la « terreur rouge » en Espagne.
Le premier roman entièrement consacré au conflit fut The Life and Death of a Spanish Town, d’Eliot Paul, que la guerre surprît aussi aux Baléares et qui, comme Bernanos, fut horrifié par la cruauté des fascistes à l’égard des paysans et des pêcheurs.
Deux romanciers s’imposent. Tous deux grands connaisseurs de l’Espagne : Ernest Hemingway et John Dos Passos. Déjà en 1922, l’auteur de Manhattan Transfer publiait Rosinante to the Road Again (Rosinante à nouveau sur les routes), où, à travers le regard innocent d’un touriste curieux, il présentait l’image d’une Espagne non conventionnelle. John Dos Passos revient en Espagne en 1937 pour écrire le commentaire du film de Joris Ivens The Spanish Earth (Terre d’Espagne). A peine a-t-il mis le pied sur le sol espagnol qu’il apprend que son ami, le professeur José Robles, a été exécuté par les communistes. A la suite de ce tragique incident, lui aussi reniera le marxisme. Il abandonne le film de Joris Ivens et retourne aux Etats-Unis où il écrit un roman violent : Adventures of a Young Man (1939).
Il y retrace l’évolution de Glenn Spotswood, un jeune homme, syndicaliste convaincu, mais qui, à un moment donné, commence à se méfier de la langue de bois du Parti communiste, de ses méthodes proches de l’endoctrinement religieux. Toutefois, à l’heure de vérité, il se porte volontaire et s’enrôle dans les Brigades internationales. Arrivé en Espagne, sur le front, le voici accusé et emprisonné pour sympathie présumée envers les trotskistes. Une fois libéré, il retourne au combat et sera tué lors d’une misssion suicide. Dos Passos écrira : « Dans une époque d’idéologies trompeuses, l’espérance d’un homme de bonne volonté n’a pas sa place dans l’action collective. »
La position d’Ernest Hemingway, dans For Whom the Bell Tolls (Pour qui sonne le glas, 1940), est plus ambiguë.
Son héros, Robert Jordan (Gary Cooper dans le film de Sam Wood), est, comme dans ses autres romans, un personnage auquel l’auteur aurait aimé ressembler. En dépouillant son personnage de toute épaisseur idéologique, Hemingway ne lui laisse que l’honnêteté pour affronter la guerre qui sera « l’aventure de sa vie ». Un concept de l’" aventure « un peu ingénu. L’intérêt d’Hemingway pour l’Espagne n’était pas circonstantiel ou passager, fruit d’ » une guerre qui réveilla les consciences du monde « . Bien avant, dès 1926, il avait publié The Sun also Rises (Le soleil se lève aussi) puis Death in the Afternoon (Mort dans l’après-midi), en 1932.
D’autres romanciers américains vinrent en Espagne. En particulier Upton Sinclair, auteur de No pasaran ! et A Story of the Battle of Madrid ; ainsi que le père du réalisme, Theodore Dreiser ; en plus d’Erskine Cadwell ou Malcolm Cowley.
Parmi les quelque trois mille Américains qui combattirent dans les Brigades internationales, il y eut aussi des écrivains très jeunes et remarquables. De ceux tués au combat, on ne peut oublier deux jeunes poètes : Sam Levinger, mort à Belchite, et Joseph Seligman, dans la bataille du Jarama. Ils avaient vingt ans.
Parmi les nombreux brigadistes qui écrivirent leurs mémoires (Steve Nelson, John Gates, Sander Voros, Edwin Rolfe, etc.), il faut retenir un nom : celui d’Alvah Bessie, le grand scénariste hollywoodien, auteur d’un texte exemplaire, Men in Battle. Une fois la guerre terminée, Alvah Bessie publia également The Heart of Spain, une anthologie de textes déchirants. Il y eut également des écrivains femmes, notamment la grande Lillian Helman, ainsi que la journaliste Anna Strong, qui publia une biographie très polémique de la Pasionaria.
Certains auteurs se distinguèrent par leur position en faveur des franquistes, comme l’écrivain catholique Hazel Sholley avec Night Falls on Spain (1939) ou le fasciste dément Robert J. C. Lowry, avec Defense in University City (1938), qui suscita une critique enthousiaste d’Ezra Pound.
Parmi les écrivains russes, un nom s’impose : Ilia Ehrenbourg - dont Hemingway écrivit : » On aurait dit qu’il faisait la guerre pour son compte. « Il échappa miraculeusement à toutes les purges staliniennes. Comme il le confie lui-même dans ses précieuses Mémoires, personne ne l’envoya à la guerre d’Espagne ; il était déjà sur place puisqu’il était l’ami de Rafael Alberti, de Pablo Neruda... Ilia Ehrenbourg est, avant tout, un écrivain. Et un des plus grands journalistes de notre temps.
Il s’autoproclama correspondant des Izvestia. Et avait visité l’Espagne dès 1930, puis publié Espagne, république de travailleurs. Fin 1937, il écrit Ce dont l’homme a besoin, un court roman, curieusement fort similaire à L’Espoir de Malraux. Ses Mémoires constituent son vrai testament ; il y retrace dans le détail les débats intellectuels autour de la guerre d’Espagne. Comment a-t-il pu échapper aux purges de Staline ? Tant d’autres - comme Babel, Pilniak, Koltsow - n’eurent pas cette chance.
L’autre grand nom du journalisme et de la littérature russes, présent en Espagne durant les hostilités, fut Mikhaïl Koltsow, une des plus brillantes signatures de la Pravda. Déjà, en 1931, il avait visité le pays. Dans Le Printemps espagnol, récit de ce voyage, défilaient les plus éminentes personnalités du Madrid de cette époque : Azana, Prieto, Pio Baroja, Unamuno... En 1936, il revint, toujours comme correspondant de la Pravda. Et publie, en 1938, un passionnant Journal de la guerre d’Espagne. A son retour à Moscou, il est élu député au Soviet suprême, nommé membre de l’Académie des sciences de l’URSS et couvert de décorations. Un an et demi après, il est arrêté. En avril 1942, Staline le fera fusiller sans procès. Réhabilité en 1957, son Journal sera réédité.

Bertolt Brecht et Nikos Kazantzakis

De leur côté, les écrivains allemands, qu’ils soient communistes comme Ludwig Renn ou proches des fascistes comme Ernst Jünger, ne voient en la guerre d’Espagne que pure allégorie d’un effort inutile. Selon eux, l’Espagne est un pays en prise à l’anarchie (ils veulent dire au désordre et au chaos), qui se consume de lui-même.
Lorsque Ludwig Renn publie, en 1954, à Berlin-Est, son propre testament espagnol, sous le titre de Der Spanische Krieg (La Guerre d’Espagne), son opinion est on ne peut plus tranchante : » La gauche communiste perd toute chance de s’étendre en Espagne, non pas à cause du fascisme international mais à cause de cette gangrène intérieure, constitutionnelle au peuple espagnol, et tellement appréciée des Anglais, qu’est l’anarchisme. « 
Ernst Jünger, entre les lignes, voit les choses de la même manière que Renn, mais sous un angle opposé : » Le désordre espagnol exige un « ordre intérieur » qui génère un « ordre social », à l’intérieur d’un « nouvel ordre international ». « 
Parmi l’œuvre des exilés antinazis, le livre de Herman Kesten, Die Kinder von Gernika (Les Enfants de Guernica), relate la douloureuse histoire de survivants d’une famille - les Espinosa - qui, leur foyer ayant été détruit par les bombes de la Luftwaffe sur Guernica, fuient à la recherche d’un refuge. Il écrit cette histoire à la première personne, et nous offre le témoignage d’un des fils Espinosa, adopté ensuite par un couple français qui recueillera également un jeune émigré allemand. L’auteur établit un éloquent parallèle entre les tragédies de ces deux jeunes gens confrontés à la brutalité du fascisme dans l’Europe des années 30.
Le grand dramaturge de gauche Ernst Toller, exilé aux Etats-Unis, s’embarque, en juillet 1937, pour l’Espagne, débordant d’espoir, pour assister au célèbre Congrès des intellectuels antifascistes de Valence. Là, il prend conscience de la crise de ses idéaux. De retour aux Etats- Unis, confronté à l’indifférence du gouvernement américain face à la tragédie européenne, il se suicide dans la solitude et l’oubli.
Thomas Mann lutta, lui aussi, depuis son exil nord-américain pour faire accepter l’idée qu’en Europe se jouait l’avenir de l’humanité. Forts des mêmes sentiments, ses enfants, Erika et Klaus, pleins de ferveur, décident de partir en Espagne. Ils veulent être témoins du drame et défendre eux aussi la liberté. Ni Erika ni Klaus n’étaient pris très au sérieux par les intellectuels new-yorkais de l’époque. Ils ont été, depuis, tous deux réhabilités. En 1952, après le suicide de Klaus Mann, on publia ses mémoires, Der Wenderpunkt (Le Tournant), dans lesquelles il raconte longuement son séjour dans l’Espagne en guerre comme l’une des expériences qui donna un sens à sa vie.
Les écrivains catholiques allemands, comme la plupart des français, adoptèrent, contrairement à ce que l’on pense, une position radicalement antifasciste. En condamnant les totalitarismes antichrétiens : » Dieu aime le monde dans sa globalité parce qu’il est imparfait. " C’est dans cette optique qu’agit le personnage principal de Wir sind Utopia (1942), de Stefan Andres. Ce roman présente des similitudes avec un autre récit allemand et catholique, publié en 1931, avant l’arrivée de Hitler au pouvoir : celui de la baronne Gertrud von Le Fort, La Dernière sur l’échafaud, qui fut transposé au théâtre par Georges Bernanos, sous le titre de Dialogues des carmélites.
Sur le modèle de Blanche de la Force qui, infidèle par crainte, accepte sa propre mort ainsi que celle de ses compagnons comme unique salut devant Dieu, Paco, renégat carmélite, arrive devant son ancien couvent (converti par les républicains espagnols en prison pour détenus franquistes sur le point d’être exécutés) et laisse fusiller les prisonniers. Alors qu’il pouvait les libérer. Lui- même s’immole, non sans avant avoir absous tous ses compagnons, puisque ce pouvoir lui a été donné par Dieu...
L’apport des lettres allemandes comprend aussi, bien entendu, une œuvre qui, depuis la fin de la guerre, n’a pratiquement pas quitté les théâtres du monde : Die Gewehre der Frau Carrar (Les Fusils de la mère Carrar), de Bertolt Brecht. Pièce dans laquelle les cris d’indignation de Thérèse Carrar s’élèvent contre le mensonge et l’hypocrisie des pays démocrates et leur neutralité fictive face au conflit espagnol.
Peu de traces littéraires de cette guerre dans l’Italie de Mussolini. Essentiellement, deux romans : Michele à Guadalajara, de Francesco Jovine , et, surtout, L’Antimoine, du grand Leonardo Sciascia. Tous deux racontent l’histoire de jeunes gens qui, trompés par la propagande fasciste, s’engagent dans le corps expéditionnaire italien. Ils découvriront, sur les fronts espagnols, la triste vérité sociale, crue et violente, du fascisme. Alors qu’en Italie les choses étaient maquillées de façon théâtrale.
Un auteur italien, cependant, voit dans ce conflit un tournant de l’histoire, c’est Elio Vittorini, dans sa Conversation en Sicile, publiée en 1939 dans une semi-clandestinité. Ce livre marque le début de la littérature italienne d’après-guerre.
Un nom domine en Grèce : Nikos Kazantzakis. L’auteur du Christ recrucifié fut un voyageur très particulier des terres espagnoles avant et pendant la guerre civile. De cette expérience, il tira un témoignage émouvant dans Espagne et vive la mort, livre à la fois impartial, puissant et passionnément attaché à défendre la liberté.
La liste pourrait se poursuivre, des écrivains nordiques, latino-américains, asiatiques et africains ayant également participé à la guerre d’Espagne. Ce conflit départagea le monde entre fascistes et antifascistes, clivage central qui divisa également l’univers des intellectuels, et tout particulièrement la sphère littéraire.
Dans leur immense majorité, les écrivains - à la suite de Malraux, Hemingway, Orwell, Ehrenbourg, Vittorini, etc. - choisirent de défendre la République et ses valeurs face à ce qu’ils sentaient venir comme principal danger des années 30 menaçant leur propre pays et la création artistique : le nazisme anthropophage et liberticide.
Emilio Sanz De Soto
Ecrivain et essayiste, Madrid ; professeur de civilisat ion, de littérature et de cinéma espagnols à l’université de New York.

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(1) Sur ce conflit, lire le dossier : « Il y a soixante ans, la guerre d’Espagne », Le Monde diplomatique, février 1996.
(2) Sur l’attitude des intellectuels face à la guerre d’Espagne, lire René Bayssière : « Quand les intellectuels s’enflammaient pour une cause », Le Monde diplomatique,juillet 1986.
(3) Nous n’aborderons pas, dans cet article, la littérature espagnole et les très importantes contributions des écrivains nationaux au thème de la guerre civile, principal événement historique en Espagne depuis trois siècles.